- AFRIQUE NOIRE - Histoire précoloniale
- AFRIQUE NOIRE - Histoire précoloniale1. Nouvelles tendances de la rechercheLa restitution du passé de l’Afrique pose des questions de toute nature aux historiens. Écrire cette histoire n’est possible qu’après décapage des représentations mentales et des préjugés par lesquels elle était occultée, au prix d’une énorme innovation méthodologique et d’une profonde réflexion thématique; il ne sera pas ici question de cette dernière.L’Afrique avait été souvent définie, depuis Hegel, comme une terre sans histoire; elle émerge aujourd’hui du silence et du mépris où beaucoup d’Européens ont longtemps enfermé son passé. Peu à peu, les «certitudes» d’hier volent en éclats. L’Afrique méridionale était, naguère, donnée pour non occupée par les bantouphones avant le XVIe siècle: ils auraient, heureuse coïncidence, franchi le Limpopo au moment où les Hollandais arrivaient au Cap; l’archéologie a démantelé cette «vérité officielle». L’Afrique aurait été incapable de construire avant de recevoir les «leçons» du Nord: autre thèse que ruine l’archéologie; d’une part, par les études consacrées aux immenses villages néolithiques du Dhar Tichit, en Mauritanie, celles qui ont eu lieu sur les sites d’Aoudaghost ou de Ghana, celles, surtout, des tertres du delta intérieur du Niger, dont le plus remarquable est l’ancienne Djenné, Jenne Jeno (IIe s. av.-XIVe s. apr. J.-C.); d’autre part, l’intelligence des rapports entre matériaux utilisés et climat n’est plus à démontrer.Qui attache encore foi à une histoire du peuplement du continent, depuis le bas Nil, par les descendants, noirs, de Cham, maudit par Noé et «transmetteur» de malédiction?Au XIXe siècle, les certitudes de l’anthropométrie et de l’anthropologie physique débutante avaient conduit à classer les Noirs parmi les peuples biologiquement inférieurs aux Blancs, donc culturellement arriérés. Cette position a suscité, entre autres, les répliques célèbres de Cheikh Anta Diop. Aujourd’hui, les généticiens mettent universellement à mal toute forme raciale et raciste de classement en peuples supérieurs et inférieurs.Un incomparable effort méthodologiqueLes recherches relatives au passé de l’Afrique sont devenues très actives; elles s’accompagnent d’un gros effort de publication de documents de base, d’une réflexion méthodologique pluridisciplinaire féconde et originale, de la parution de travaux de plus en plus importants.Une double bataille a été gagnée, relative aux sources orales africaines: celle de leur validité comme sources historiques, celle, symétrique, du traitement critique qu’elles doivent subir, comme toute autre source. Menés contre des «adversaires» opposés entre eux mais particulièrement tenaces, les deux combats ont duré des décennies. Le premier a été presque plus aisé à remporter que le second. Il est en tout cas admis que l’écriture n’est plus le seul moyen d’accès à l’histoire, qu’elle ne constitue pas même un élément de supériorité intrinsèque face aux cultures orales du Niger ou du Zambèze, où la parole n’est pas moins capable de transmettre des héritages techniques et culturels. La parole africaine, véhicule de tout un passé, est maintenant soigneusement recueillie, à Niamey, à Abidjan, à Dar es-Salaam, à Dakar et en bien d’autres régions de l’Afrique et du monde; même le Maghreb, où l’écriture est reine depuis longtemps, s’intéresse désormais aux sources orales. Des travaux très sérieux, sanctionnés par des jurys responsables, sont construits à l’aide des sources orales et restituent d’irremplaçables éléments du passé africain, des six ou sept derniers siècles parfois, des deux ou trois derniers toujours.Une attention croissante est accordée à l’écrit, même lorsqu’il n’est pas instrument de pouvoir ou garantie de privilèges. L’étude des bibliothèques africaines – essentiellement en arabe bien sûr –, celle des manuscrits arabico-malgaches (sorabe ), celle des innombrables et menus fragments de papier sur lesquels ont été consignés, depuis le XVIIe siècle, dans toute la zone saharienne, les contrats qui règlent la vie quotidienne des sociétés donnent accès à une histoire moins «officielle» que naguère.Malgré une résistance acharnée de ceux qui pensent que la «tradition orale» a valeur de révélation, d’éternité et ne saurait en rien être soumise à la critique historique, de grands corpus comparatifs s’ébauchent – équivalents des collections de sources écrites établies par l’érudition européenne –, corpus qui regroupent l’ensemble des versions et variations relatives à un même thème. Lorsque seront rassemblés tous les récits relatifs à l’origine du Mali, tous ceux qui concernent Sunjata, tous ceux qui racontent les origines du Wagadu, on se rendra compte que la valeur scientifique de ces sources, convenablement recueillies, éditées et critiquées, est satisfaisante.Déjà se développent les études sur les mythes d’origine des peuples africains, si éloignées souvent des généalogies bibliques ou arabes qu’on leur a surimposées; sur les mythes relatifs à la naissance des pouvoirs, mythes forgés, entretenus et transmis par une poignée de personnages proches de ces pouvoirs et qui ont intérêt à ce qu’ils se perpétuent. Déjà, comme c’est aussi le cas pour les sources écrites, apparaissent la diversité et les profondes différences de qualité des sources orales en fonction des niveaux socioculturels où elles sont produites, des techniques de transmission et du sérieux des transmetteurs; déjà aussi transparaissent les remaniements et les méthodes employées pour les réaliser; ainsi s’affine la méthode critique qui les plie aux sévères exigences des historiens.Même si elles ne couvrent que quelques siècles de l’histoire africaine, elles jouent un rôle irremplaçable parce qu’elles sont l’expression directe de l’image que les sociétés africaines ont voulu retenir d’elles-mêmes, ou de l’image que les pouvoirs ont voulu imposer d’eux. Lorsque apparaît la chance de confronter ces sources orales, par critique croisée, aux données archéologiques et aux sources écrites, l’ensemble prend un inégalable relief.Sans entrer dans le détail des formes et des étapes de l’hominisation en Afrique orientale, il est maintenant possible de reconstituer les phases des domestications nécessaires à la croissance de l’espèce humaine, en Afrique comme ailleurs; et certaines de ces étapes sont fort anciennes. Plus on travaille, plus l’apparition des métaux recule dans le temps. Le cuivre, présent en Mauritanie au VIIe siècle avant J.-C., l’est au moins un millénaire plus tôt au sud de l’Aïr ou près de la deuxième cataracte du Nil; au début de notre ère, les métallurgies du Copper Belt (Zaïre, Zambie), de la bouche du Limpopo (Phalaborwa), du Congo (Niari) sont actives. Les dates du fer, elles aussi, reculent, et s’estompent les théories diffusionnistes. L’Afrique équatoriale, entre Cameroun et Rwanda-Burundi, est une zone privilégiée de production au plus tard au début du Ier millénaire avant J.-C.L’étude des cités aux fonctions complexes, dont aucun texte ne parle aussi bien que les fouilles, éclaire les historiens sur l’ampleur des échanges matériels et culturels, sur la nature des contacts entre peuples. Jenne Jeno (Mali), Begho (Ghana), Axoum (Éthiopie), Faras (Soudan), Gao (Mali), Mema (Mali), Aoudaghost (Mauritanie), Koumbi Saleh (Mauritanie), Mapungubwe (Afrique du Sud), Kilwa (Tanzanie), Zimbabwe sont, parmi bien d’autres, des sites urbains dont la fouille a développé nos connaissances de manière originale et souvent inattendue, apportant plus de renseignements sur le passé de l’Afrique qu’aucun texte ne l’avait fait.Bien plus qu’à l’histoire des individualités et de leur psychologie, bien plus qu’à l’étude des événements quotidiens, cette archéologie africaine est essentiellement vouée à la restitution des cultures matérielles de millions d’anonymes qui ont vécu sur ce continent; elle rapporte aussi les éléments nécessaires à l’établissement de chronologies, sans lesquelles aucune histoire ne peut être jalonnée. Elle dépend, dès lors, de quantité de disciplines connexes auxquelles l’historien des civilisations «classiques» est peu accoutumé à recourir: datations et laboratoire, paléohydrologie, botanique, zoologie, palynologie, anthropologie physique, etc.Les enquêtes de paléozoologie, par exemple, ont permis d’étudier les repas conviviaux qui réunissaient en un même site de boucherie, très provisoirement occupé, les heureux invités d’un grand festin, après l’abattage d’un gros animal, il y a cinq cent mille ans, et de reconstituer l’alimentation des Khoi et des San, en Afrique méridionale, sur un territoire parcouru toute l’année en fonction des ressources alimentaires du moment: chasse aux petits animaux, plus rarement à l’éléphant, récolte de coquillages d’eau douce ou de mer, chasse de phoques, cueillette de fruits de mer ou pêche de poissons complétaient un bol alimentaire moins carencé qu’on ne le pense souvent. En Namibie, et peut-être dans une zone plus large, elles nous ont appris comment des bovins ont été introduits, probablement dès le début de l’ère chrétienne, sans que l’on connaisse bien leur origine. En Zambie, elles ont permis de voir comment les plus anciens villages protégeaient leur bétail en le groupant dans des enclos au sommet de collines et comment ils construisaient leurs habitations tout autour de ces enclos. Ces enquêtes ont commencé à éclairer la progression, probablement depuis la mer Rouge, des zébus asiatiques qui ont conquis l’Afrique en moins de deux mille ans.En Afrique, l’archéologie est tout spécialement liée à l’étude de l’évolution de l’environnement, donc à la paléoécologie et à la paléoclimatologie. Le Sahara, vieux terrain de recherche internationale, fournit dans ce domaine des résultats de plus en plus spectaculaires. Ailleurs, au Congo, à Madagascar, au Maroc, ces disciplines rendent finement compte de l’évolution des climats et des possibilités offertes, ou non, à l’espèce humaine. En Afrique orientale, l’étude des pollens a fourni des précisions décisives sur l’évolution des climats et de la végétation.Plus près de nous dans le temps, l’archéologie associe ses enquêtes à celles de l’anthropologie culturelle: l’étude de la demeure, celle des productions éparpillées du fer, du cuivre, de l’or, des tissus, celle de l’énorme masse de poteries produite, pendant plus de neuf millénaires dans certains cas, et qui est encore facile à étudier de nos jours, l’étude, aussi, de l’organisation des espaces dans les concessions, les villages et les villes, des étapes et des formes du commerce à distance constituent des sources d’information de plus en plus riches sur le passé plus ou moins lointain du continent.Parfois, aussi, la recherche archéologique pose des questions momentanément insolubles: comment intégrer à nos connaissances actuelles les peintures sur galets retrouvées dans la grotte Apollo 11 en Namibie et datées d’une vingtaine de milliers d’années?Les langues africaines, naguère considérées tout au plus comme des véhicules de l’échange populaire quotidien, révèlent maintenant leur profondeur de champ chronologique, leurs parentés probablement anciennes et le rôle de porteuses de cultures qu’elles ont tout naturellement joué. L’enquête internationale sur le méroïtique, si elle n’a pas encore abouti à des résultats définitifs, permet au moins de rapprocher cette langue d’autres langues africaines et fournit des informations sur le pouvoir et la société. Des efforts comparables, où se sont illustrés Soviétiques, Anglo-Saxons et Africains, sont consentis en faveur de l’ensemble des langues du continent, de moins en moins considérées comme une poussière de dialectes qui se serait opposée à toute tentative d’unification territoriale. Des recherches sur le kikongo et sur le kiswahili ont appris aux historiens à jeter des bases linguistiques pour leurs travaux. On pressent aujourd’hui que les rapports, de toute nature, entre peuples africains peuvent être éclairés, à l’avenir, par les méthodes de la linguistique comparative.Une thématique originalePar la nature des sources, par la profondeur du champ chronologique et par des types d’évolutions lentes qui coïncident mal avec ce qui s’est passé dans le reste du monde, on est conduit, pour l’Afrique, à construire une histoire très différente de celle de l’Europe; les historiens s’interrogent sur les lignes de force et les thèmes qu’il convient d’étudier en priorité.Le peuplement du continent constitue un de ces thèmes: répartition géographique des différents types d’hominidés; différenciation et métissage des «Méditerranéens» et des «Noirs»; sauts qualitatifs: le feu, l’élevage, l’agriculture, la poterie, le village, l’organisation socio-ethnique, etc. Beaucoup de chercheurs se sont demandés, depuis le début du XXe siècle, si, au fond, l’Afrique n’avait pas connu une évolution comparable au reste du monde mais décalée dans le temps, en matière socio-économique; si, aujourd’hui, happée par l’impérialisme capitaliste, elle n’était pas contrainte de «rattraper son retard» à grandes enjambées. Ce schéma a séduit de nombreux chercheurs, et pas seulement des marxistes; il a conduit à plaquer sur le passé africain des modèles d’évolution qui lui étaient étrangers. À l’opposé, d’autres historiens tendent à démontrer que l’évolution de ce continent est spécifique, originale et irréductible à toute autre; certes, pour eux, le continent africain compte quelques retards – dont ses voisins, par la traite par exemple, sont en grande partie responsables; mais il présenterait aussi, en face d’un monde désemparé, une harmonie, un équilibre exemplaires dans les rapports avec l’environnement qui pourraient être proposés, à leur tour, comme des modèles. Sans doute faut-il, comme toujours, trouver une voie moyenne entre ces deux visions opposées; mais ce débat est présent dans chaque colloque, discussion ou enquête.Beaucoup s’interrogent sur l’évolution démographique de ce continent, où l’homme est aux prises avec quelques-uns des grands fléaux sanitaires. L’Afrique n’aurait-elle pas connu, longtemps, une évolution parallèle à celle des autres régions du monde, et la traite, l’un des grands drames de l’histoire mondiale, n’aurait-elle pas brisé irrémédiablement le potentiel de développement humain et économique du continent? N’existait-il pas, au XIVe siècle, au moins dans certaines régions, un véritable décollage économique, brutalement interrompu au XVe siècle, même si la peste a épargné les régions situées au sud du Sahara? Ces interrogations ne concernent pas que les Africains, mais aussi l’Europe, les Amériques, les Noirs de la diaspora.Des interprétations parfois tout à fait contradictoires présentent les pouvoirs qui ont existé en Afrique, des pharaons au XIXe siècle, tantôt comme des tyrannies plus ou moins tempérées par la surveillance d’aristocraties ou de clergés, vivant, par le tribut et les prestations exigées, de l’exploitation de peuples opprimés; tantôt, au contraire, comme des modèles d’équilibre intelligent, puisque aucun détenteur de pouvoir n’est libre de ses actes sans contrôle et sans contrepoids, ni assuré de la permanence de ce pouvoir entre ses mains ou entre celles de ses descendants.Les regards ne sont pas moins contraires lorsqu’il s’agit des sociétés «précoloniales»: pour les uns, elles sont arriérées, peu dignes de considération et d’étude, surtout si elles risquent de servir de référence nostalgique et réactionnaire pour les Africains actuels. Pour d’autres, elles représentent un modèle d’harmonie, où les chances individuelles sont garanties par la collectivité, au prix de faibles contraintes, dans un équilibre culturel et mental fructueux que la colonisation a détruit.Entre tant de pôles contraires, l’historien, comme les autres spécialistes en sciences humaines, hésite et modifie son opinion. Il paraît chaque année à peu près autant d’ouvrages défendant un point de vue ou son contraire. Du moins, ces affrontements, profondément liés, parfois, aux luttes idéologiques contemporaines, obligent-ils chacun à un effort constant de réflexion, de documentation et d’argumentation. Le passé de l’Afrique revit fortement, puisque l’on en parle abondamment et avec passion.2. L’Afrique orientaleLes hautes terres de l’Est africain, où la paléontologie actuelle place le berceau de l’espèce humaine, ont été depuis deux millénaires un extraordinaire lieu de rencontre de populations, de langues, d’économies et de cultures différentes. En contact avec le bassin du Zaïre, la vallée du Nil, le massif éthiopien, les plateaux du Zambèze et les navigations de l’océan Indien, ces peuples, aujourd’hui répartis entre cinq États (Kenya, Ouganda, Rwanda, Burundi, Tanzanie), ont noué progressivement une histoire commune, de la région des Grands Lacs à la côte swahili, une communauté de destin qui s’est approfondie depuis près de deux siècles et qui reste d’actualité.Un peuplement contrastéLa préhistoire remonte ici à une période allant de dix à deux millions d’années avant notre ère, avec les Australanthropes des lacs Baringo et Rodolphe ou de la gorge d’Olduvai. Ensuite sont représentées les différentes techniques de la pierre taillée. Le mode de vie des chasseurs-collecteurs a été prolongé jusqu’à notre ère, sans doute par des groupes bochimans comme l’attestent les îlots de langues khoisan (Hatsa, Sandawe) en Tanzanie. Du VIIe au IIIe millénaire avant J.-C., les bords des lacs et des fleuves, dont le niveau est alors beaucoup plus élevé, abritent une première culture néolithique de pêcheurs semi-sédentaires (restes de harpons et de poteries d’Ishango sur le lac Édouard, de Gamble’s Cave près du lac Elmenteita, de Lowasera sur le lac Rodolphe). Cette «civilisation aquatique de l’Afrique moyenne», que l’on retrouve jusqu’au Sahara, se prolonge autour du lac Victoria jusqu’au Ier millénaire avant J.-C. (céramique dite de Kansyore). Mais parallèlement au dessèchement climatique du IIe millénaire avant J.-C., une nouvelle culture de chasseurs-pasteurs, et peut-être agriculteurs, se développe le long de la Rift Valley (meules et récipients dits stone bowls de Njoro River Cave ou de Hyrax Hill). Les travaux de l’archéologue J. Sutton et du linguiste C. Ehret tendent à associer les pêcheurs des lacs aux populations de langues central-soudaniques (comme les Madi ou les Lugbarae) et les pasteurs de la Rift Valley à celles de langues sud-kouchitiques (comme les Iraqw ou les Burungi de Tanzanie). L’élevage des bovins à longues cornes (type Sanga) et la culture des céréales (éleusine et sorgho), déjà pratiqués sur le haut Nil et dans le sud de l’Éthiopie, auraient été diffusés par eux en Afrique de l’Est avant notre ère. La civilisation agro-pastorale sud-kouchitique est illustrée encore du VIIIe au XVIIe siècle par les terrassements irrigués d’Engaruka.Les débuts de la métallurgie du fer sont en général associés à l’«expansion bantu». L’étroite parenté des langues bantu d’Afrique orientale et australe, la rapidité de diffusion des céramiques, telles que la dimple based accompagnant les traces de forges, et les convergences rencontrées dans la zone ShabaZambie ont inspiré dans les années soixante (M. Guthrie et R. Oliver) un schéma de diffusion s’étendant du bassin du Zaïre vers la côte orientale. La réalité apparut ensuite plus complexe (synthèses linguistiques de D. Dalby ou de B. Heine, archéologique de D. W. Phillipson). Du foyer proto-bantu, situé vers le Cameroun actuel et caractérisé par une économie néolithique, seraient partis au cours du Ier millénaire avant J.-C. deux courants, vers le sud (aire kongo) et vers l’est. Ce dernier, en contact avec des groupes central-soudaniques, aurait adopté la culture du sorgho, l’élevage des bovins et la métallurgie du fer, donnant lieu à un foyer bantu, au nord et à l’ouest du lac Victoria, caractérisé par la céramique dite urewe (site du golfe Kavirondo, auquel il faut ajouter ceux de Chobi, de Nsongezi, du Buhaya et du Rwanda du Sud). Ce premier âge du fer (early iron age ) se diffusa ensuite vers l’ouest (aire kongo) et vers l’est – poteries de type kwale à l’est du Kenya, de type lelesu au centre de la Tanzanie durant les deux premiers siècles – puis jusqu’au Transvaal au IVe siècle. Ces premiers Bantu orientaux ne semblent pas pratiquer l’élevage des bovins, contrairement à ce qui se passe à l’ouest (du Kongo à la Namibie). Mais à la fin du Ier millénaire, un autre foyer bantu se développe entre le Kassai et le haut Zambèze: son expansion technologique et démographique provoque une nouvelle vague de peuplement ou d’acculturation bantu en Afrique de l’Est, celle du deuxième âge du fer (later iron age ) vers le XIe siècle. Le complexe agro-pastoral moderne, qui associe selon des formules variées petit et gros bétail, céréaliculture, plantation de tubercules d’origine forestière et enfin exploitation du bananier venu du monde malais par l’Arabie ou par Madagascar, se met alors en place. Le défrichement des forêts, notamment sur les versants des montagnes, sera encore accéléré aux XVIIe et XVIIIe siècles par l’introduction de plantes américaines (maïs, patate douce, haricot phaseolus ).D’autre part, les contacts anciens avec les peuples «soudaniques» ou «sud-kouchitiques» se multiplient à cette époque, en relation avec l’infiltration vers le sud de nouveaux groupes «nilotiques» ou «paranilotiques»: sur les hauts plateaux dominant la Rift Valley, des «Nilotes méridionaux», ancêtres des Kalenjin et des Dadog, pratiquent également élevage, agriculture et forge. Dans la région des Grands Lacs, une nouvelle sorte de poterie dite «à la roulette», c’est-à-dire décorée à l’aide d’un rouleau végétal, fait son apparition au début du IIe millénaire. Elle a été trouvée sur les sites retranchés de Bigo, aux anciennes salines de Kibiro et d’Uvinza: associée à l’élevage des bovins et au sorgho, elle reflète sans doute une nouvelle poussée de groupes «central-soudaniques» en voie de bantouisation. On a fait de ces groupes les ancêtres des pasteurs tutsi ou hima. Mais les équations entre langues, techniques et ethnies apparaissent de plus en plus comme risquées, vu l’importance des brassages culturels, des micromigrations, des remodelages internes ou des scissions intervenus depuis lors. Le schéma officiel qui opposait dans la littérature anthropologique les «nègres bantous» aux «pasteurs hamites» censés leur avoir apporté la vache, le fer, l’État et toute civilisation (voir Les Races d’Afrique de Seligman) est totalement dépassé, malgré sa persistance dans certains enseignements coloniaux, au Rwanda et au Burundi par exemple. On peut observer du XVIe au XVIIIe siècle les limites de deux migrations nilotiques bien connues: celle des Lwo, venus en groupes successifs du haut Nil jusqu’au Bunyoro, au Busoga et au golfe Kavirondo, mais dont l’influence sur les États des Grands Lacs est restée superficielle; celle des Teso et des Masaï aux XVIIe-XVIIIe siècles, à l’ouest du Kenya et le long de la Rift Valley. Cantonnés sur les terres les plus arides, ces derniers poussent à ses limites une économie prédatrice, guerrière et semi-nomade, caricature tardive, et non reflet fidèle, des vieilles associations agro-pastorales est-africaines.Regroupements politiques (1500-1800)Les traditions orales, qui sont pratiquement la seule source pour l’intérieur du continent, sont généralement défaillantes au-delà du XVIIIe siècle, les généalogies dynastiques étant volontiers remaniées au gré des crises successives et les récits anciens se remodelant en légendes. Mais les royaumes qui se constituèrent dans la région des Grands Lacs s’opposent clairement au morcellement des chefferies et des confédérations tribales observées ailleurs.Les royaumes des Grands LacsLes listes dynastiques les plus longues nous mènent à une vingtaine de générations en arrière, soit au XVe siècle. Mais les héros fondateurs, Kintu au Buganda, les Bacwezi Ndahura et Wamara au Kitara, Ruhinda au Karagwe, Gihanga au Rwanda, mêlent sous leurs masques mythiques des reflets de personnages réels, des traces d’associations claniques ou des références cultuelles. Le rapprochement d’un «empire des Bacwezi» avec les retranchements de Bigo, voire avec une migration nilotique (selon Crazzolara) ou éthiopienne (une invasion galla, disait-on autrefois) est très aléatoire. Esprits révérés de chefs très anciens ou héros divins présentés comme des rois merveilleux? Il reste que le panthéon des Bacwezi (Wamara, mais aussi le dieu chasseur-pasteur Ryangombe, le dieu des eaux Mugasa) inspire une religion initiatique propre à toute la région des lacs depuis environ le XVIIe siècle, le culte des imandwa , religion de salut personnel en cas de maladie, mais aussi de salut collectif face à une calamité et susceptible d’inspirer tant une religion d’État que des mouvements de contestation prophétique (voir L. de Heusch).Le Bunyoro-Kitara, pris en main au XVIe siècle par une dynastie d’origine lwo, les Bito, rayonne au XVIIe siècle sur presque tout l’Ouganda actuel et effectue des raids jusqu’au Rwanda et au sud de la Kagera. Une défaite subie au Rwanda à la fin du XVIIe siècle et la crise dynastique qui s’ensuivit amenèrent son reflux au XVIIIe siècle. Les bénéficiaires en furent le Nkore qui réussit à regrouper cultivateurs baïru et pasteurs bahima à l’est du lac Édouard, mais surtout le Buganda, qui contrôlait solidement les bords du lac Victoria et dont les rois (kabaka ) arbitraient de façon efficace les rivalités entre les grands clans, et le Rwanda, qui, après avoir réduit les autres principautés voisines, réussit à rassembler un million d’hommes au début du XIXe siècle et à constituer autour du roi un pouvoir militaire centralisé aux mains de quelques grandes familles tutsi. Le mwami du Burundi, malgré des méthodes plus familiales, se tailla une superficie équivalente. Plus à l’est, les États haya (Karagwe, Kyamutwara, Ihangiro), le Buzinza et les trois royaumes ha se morcelèrent durant la première moitié du XIXe siècle, malgré des références historiques communes (notamment au héros Ruhinda). Ces États combinent de façon variée un système hiérarchisé et tributaire (réseaux de chefs, prestations en travaux ou en produits); des rapports de clientèle à tous les niveaux fondés sur des attributions de terres ou de bétail; des stratégies entre les clans attachés à des fonctions ou à des privilèges particuliers; un jeu d’arbitrage plus ou moins inégal entre des catégories à vocation pastorale (Hima ou Tutsi) et celles à vocation agricole (Iru ou Hutu), un clivage qui tend à être culturel ou politique plus qu’économique, en attendant de devenir «racial» sous la colonisation; enfin la légitimation – ou la contestation – de confréries de ritualistes, gardiens de bois sacrés voués aux ancêtres royaux ou à des esprits du culte initiatique. Quelle que soit leur économie dominante (sorgho, haricots et bétail à l’ouest, bananeraies au Buganda et en pays haya), ces sociétés, par leur densité démographique et par la dispersion de leur habitat, constituent un des paysages les plus humanisés de cette partie de l’Afrique. Les monographies des années soixante-dix sur plusieurs de ces royaumes remettent en cause le modèle rigide de la «prémice d’inégalité» inspiré vingt-cinq ans auparavant à J. J. Maquet par ce qu’était devenu le Rwanda, entre 1900 et 1950.Les confédérations ethniques du Centre-NordDu fait de leur mode de vie semi-nomade, les pasteurs teso-karimojong et masaï sont venus renforcer la tradition sud-kouchitique de l’organisation en classes d’âge qui marque aussi les Lango, les Kalenjin et même les Kikuyu. Au nord-est du lac Victoria, aussi bien les Lwo que les Baluyia sont organisés sur une base clanique. Jusqu’au XVIIIe siècle, la pression guerrière des Masaï, conjuguée avec la recherche de nouvelles terres défrichées sur les massifs forestiers, rendit particulièrement mobile la population du Kenya et du nord-est de la Tanzanie et multiplia les contacts entre groupes d’origines diverses.Les chefferies de la Tanzanie centrale et méridionaleLe vaste ensemble de forêts claires, sec et peu peuplé, qui s’étend entre les lacs Victoria, Tanganyika et Nyassa, a été l’aire d’expansion d’une série d’ethnies apparentées linguistiquement et que l’on a pu regrouper au XIXe siècle sous le vocable de Banyamwezi, «les gens de la lune», qui leur fut donné sur la côte orientale. Le morcellement des chefferies est à l’image de la dispersion des villages. Cependant, le terme de chefferie recouvre d’authentiques royautés sacrées, comparables à celles des Grands Lacs, mais sur une échelle territoriale très réduite. D’autre part, ces souverains ou ntemi constituent des groupes liés par une origine commune ou par l’usage d’emblèmes identiques (corne de bois, disque de coquillage). L’exemple des Bakimbu (vers le sud), étudié par A. Shorter, est très éclairant. La succession matrilinéaire des ntemi favorisait aussi des réseaux d’alliances. Enfin, très tôt, les Banyamwezi pratiquèrent le colportage des produits régionaux: miel, peaux, huile des bords du Tanganyika, sel de l’Uvinza, houes du Buha ou du Buzinza. Mis à part le cas de l’Ufipa (au sud-ouest) unifié au XVIIIe siècle par des immigrants d’origine lunda ou tutsi, les populations du Sud (ensemble du corridor Nyassa-Tanganyika, Hehe, Sangu, Bena, etc.) connaissent le même morcellement politique, compensé par des liaisons économiques, religieuses ou militaires.Les regroupements de l’arrière-pays côtierCes régions furent aussi troublées par des migrations: au XVIe siècle, les raids zimba, contrecoup des heurts entre Portugais et Maravi sur le bas Zambèze; au XVIIe siècle, raids galla refoulant les Bantu Nyika (dits Mijikenda, «les cinquante tribus»); au XVIIIe siècle, raids kamba sur la Pangani et pression des Masaï dans la région du Kilimandjaro. C’est ainsi que les Zaramo et les Shambaa furent amenés à s’unifier sous des leaders jouant à la fois le rôle d’arbitres, de chefs de guerre et de garants rituels. Dès la fin du XVIe siècle, les Pare du Nord constituèrent le royaume d’Ugweno fondé sur une centralisation du culte initiatique. Mais les contacts les plus marquants vinrent de la côte.La côte swahiliLe littoral de l’océan Indien est connu depuis le VIIIe siècle par les écrits de voyageurs arabes (al-Masudi au Xe s., Ibn-Battuta au XIVe s.), par les fouilles récentes et par des traditions transcrites du XVIe (Chronique de Kilwa ) au XIXe siècle (Livre des Zenj ). Dès les IXe-Xe siècles, des navigateurs venus d’Arabie du Sud ou du golfe Persique (parmi eux beaucoup de groupes religieux hétérodoxes) sont installés le long de la côte africaine, notamment sur les îles de Pemba (Qanbalu), Lamu (Manda), Zanzibar (Unguja). Les contacts s’intensifient à partir des XIIe et XIIIe siècles, notamment avec le golfe Persique, ce qui a donné lieu à la tradition d’une migration «shirazi». On voit alors se développer des cités, au nord (Mogadicio, Merka, Barawa) et au sud (Mafia, Kilwa), qui s’enrichissent en drainant l’or du «pays de Sofala», c’est-à-dire des mines de Rhodésie dont l’essor est parallèle à celui des forteresses de type Zimbabwe. À partir du XIVe siècle, Kilwa devient le port le plus important, renverse la dynastie «shirazi», s’émancipe de Mogadisho et de Mafia, contrôle Sofala et commerce directement avec l’Arabie. Outre l’or, on exporte de l’ivoire, des peaux, des bois tropicaux, en échange de cotonnades et de verroterie indiennes ou de porcelaines chinoises. Les mosquées et les palais de cette époque (voir le palais et l’emporium de Husuni Kubwa à Kilwa) donnent une image de la civilisation swahili qui, malgré la présence d’éléments étrangers (arabo-persans), est essentiellement africaine (qu’il s’agisse de métis ou d’Africains acculturés à l’islam) comme le montre sa langue aux structures et au vocabulaire fondamentalement bantu. L’arrivée des Portugais disloqua ce réseau économique et politique au début du XVIe siècle: Kilwa fut occupé, Mombasa, qui était devenu une puissante cité au XVe siècle, devint une base militaire (le fort Jésus). Les Européens purent utiliser les rivalités entre cités (Malindi contre Mombasa) ou entre factions. Les raids des Zimba sur Kilwa et des Galla sur Mombasa aggravèrent la situation. Néanmoins le commerce se ranima au XVIIe siècle, avec d’autres ressources que l’or rhodésien, et des révoltes nombreuses (notamment à Pate) manifestèrent qu’il existait un esprit national swahili. Les Omani saisirent l’occasion. La chute du fort Jésus en 1698 amena le retrait à leur profit des Portugais au sud du cap Delgado. Mais les révoltes se poursuivirent, cette fois contre la domination d’Oman, au début du XVIIIe siècle. La dynastie des Mazrui, d’origine omani, en profita pour affirmer son indépendance à Mombasa et sur les cités voisines jusqu’en 1837. Les contacts des ports swahili avec l’intérieur étaient limités à la région côtière, sous la forme de rapports de clientèle entre groupes citadins et tribus rurales (par exemple à Mombasa). La seule région où un colportage à plus longue distance se développa était celle de Kilwa grâce aux intermédiaires yao. La situation allait changer au début du XIXe siècle sous la dynastie omani des Busaidi, au pouvoir depuis 1741, dont le centre d’action fut de plus en plus l’île de Zanzibar.Les mutations de la première moitié du XIXe siècleLe règne du sultan Seyyid Saïd (1804-1856) marque un tournant. Son installation définitive à Zanzibar en 1840 reflète l’importance économique prise par la côte est-africaine depuis environ 1820 dans la production du clou de girofle et les exportations d’ivoire. Il y développe des plantations fondées sur une main-d’œuvre esclave et il envoie des caravanes dans l’intérieur. Cette nouvelle orientation se traduit de façon générale par l’essor des ports implantés sur le continent: Bagamoyo face à Zanzibar, Kilwa Kivinje face à l’ancienne cité insulaire de Kilwa Kisiwani. Le commerce arabo-swahili s’appuie sur des intermédiaires qui contrôlent trois axes principaux: au nord les Kamba (entre la côte et le pays kikuyu), au sud les Yao (vers le lac Malawi et le Katanga), au centre les Nyamwezi (vers le lac Tanganyika). L’axe nyamwezi devient essentiel à partir des années 1830-1840 avec la création de factoreries dans la région de Tabora et à Ujiji. Des cotonnades, des perles, du fil de laiton sont introduits en échange d’ivoire et d’esclaves. Les sociétés d’Afrique orientale sont ainsi reliées au marché mondial par l’intermédiaire de Zanzibar (financiers indiens et négociants européens s’y implantent). Le portage devient la grande activité nyamwezi. De nouvelles cultures sont introduites: riz, arbres fruitiers. L’impact politique est sensible: la magie et les hiérarchies traditionnelles sont supplantées par les nouvelles richesses commerciales et les armes à feu, comme le montre l’évolution du royaume shambaa vers 1860. Certains États en bénéficient, notamment le Buganda (où les Zanzibarites sont présents dès le milieu du siècle) qui se crée un véritable empire sur les rives du lac Victoria, mais d’autres sont affaiblis au profit de chefs de la périphérie, comme le Bunyoro (sécession du Toro vers 1830, essor des principautés palwo). Les royaumes ha, zinza et haya se morcèlent. En outre, depuis 1840, la vague zulu a atteint l’Afrique de l’Est: les raids ngoni y introduisent de nouvelles techniques militaires et suscitent en réaction l’unification de certains peuples (les Hehe) et la réussite de chefs ambitieux (dont Mirambo entre 1870 et 1884 est le plus célèbre). Les échanges, la traite, les guerres amènent beaucoup de destructions, qui ont sans doute favorisé la diffusion de nouvelles calamités comme la grande peste bovine de 1890-1891, la variole et l’extension de la trypanosomiase. L’implantation coloniale, à partir des années 1885-1890, se situe à une époque de crise des sociétés africaines.3. L’Afrique centrale de l’OuestL’étude de l’Afrique centrale de l’Ouest doit obéir à une double préoccupation: en premier lieu, sortir de la perspective exotique qui explique le passé de l’Afrique en termes de migrations de races conquérantes, imposant leur civilisation à d’autres races, dominées, inférieures; en second lieu, restituer au passé des sociétés africaines sa dimension créatrice, dynamique, dans des conditions matérielles, mais aussi sous l’inspiration d’un imaginaire social. Ces deux lignes directrices aident à situer les réussites rencontrées par les sociétés d’Afrique centrale précoloniale, mais aussi les échecs qui pèsent sur leur histoire.Le milieu et les débuts du peuplementL’Afrique centrale de l’Ouest est divisée en deux milieux très contrastés, et cette caractéristique a joué un rôle essentiel dans l’histoire de cette région. Un vaste massif de forêt dense, humide, s’étend de part et d’autre de l’équateur. Au cours des derniers millénaires, des feux annuels et des défrichements ont accéléré le recul de la végétation forestière, déjà menacée par les oscillations climatiques du Quaternaire. Sur les franges de la forêt humide, commencent sans transition les savanes nues ou maigrement boisées, en dehors des galeries forestières qui ont subsisté le long des cours d’eau. Pour une bonne partie, ces territoires de savane ont une origine humaine. Mais c’est l’immense domaine de la forêt claire qui couvre l’essentiel de la région. Là aussi, depuis des millénaires, la végétation a subi des dégradations, et elle s’est partiellement adaptée à l’activité humaine. L’histoire des sociétés de l’Afrique centrale de l’Ouest est en premier lieu l’histoire d’un long effort pour rendre ces milieux plus favorables à l’occupation humaine.La chronologie et la typologie des industries préhistoriques de la région ne font pas l’accord des archéologues. On dispose cependant de quelques points de repère certains. Au sud-ouest de la forêt équatoriale, le principal site préhistorique (Gombe, à Kinshasa) a été occupé par l’homme pendant plus de 40 000 ans. En fait, 60 000 ans est une date qui apparaît comme une limite jeune pour les industries paléolithiques anciennes (Acheuléen) en Afrique centrale.Les industries des âges de la pierre moyen et récent sont associées à l’Homo sapiens , et on dispose de leurs vestiges dans le Bas-Zaïre, en Angola (Lunda) et en Zambie (Kalambo Falls, Nachikufu). Ces sites ont été datés au radiocarbone, ceux de l’âge de la pierre ancien sont vieux de 30 000 à 15 000 ans et ceux de l’âge de la pierre récent de 15 000 à 4 500 ans. C’est durant cette dernière période que commencèrent à se mettre en place les ancêtres immédiats des populations actuelles de l’Afrique centrale.Origines de l’agriculture, de l’élevage, et de la métallurgie du ferÀ travers l’histoire de la production alimentaire en Afrique centrale, il se dégage une impression de diversité: outils de pierre et outils de fer ont longtemps coexisté (parfois jusqu’à une époque récente); certaines régions ont continué à combiner les ressources de la cueillette, de la chasse, de la pêche avec celles de l’agriculture, tandis qu’ailleurs celle-ci, plus tôt, s’affirmait comme la ressource fondamentale; aujourd’hui encore la variété des systèmes agraires, des régimes alimentaires constitue une originalité de la région. À la différence des autres foyers agricoles de l’Ancien Monde, l’Afrique n’a pas connu la succession Néolithique-Bronze. À la différence du Nouveau Monde, le fer a joué un rôle important dans la diffusion de l’agriculture en Afrique.À l’est de la forêt équatoriale, en Afrique orientale et au Rwanda, l’âge du fer est solidement implanté aux débuts du IIIe siècle de notre ère. Au sud-est du Zaïre et en Zambie, à l’ouest de la rivière Lwangwa, le premier âge du fer s’échelonne plus tard, entre le VIe et le Xe siècle, dans un même courant de diffusion. Quelques données archéologiques, surtout en Zambie, attestent que les populations, au sud de la forêt humide, étaient équipées de houes et qu’elles cultivaient des céréales (sorgho, millet, éleusine) vers 700 au plus tard. Dans la région équatoriale, la protection et la culture des ignames (Dioscorea sp. ) et des palmiers à huile (Elaeis guineensis ) sont sans doute très anciennes (2500-1500 av. J.-C. pour les ignames?).Ces plantes cultivées ont été empruntées aux foyers africains de domestication de graminées ou autres espèces poussant à l’état naturel. Aux aliments de base, il faut ajouter des légumineuses (Voandzeia subterranea ), quelques épices (le poivre «malaguete») et dopants. Des théories botaniques invitent à situer l’origine de cette agriculture dans plusieurs foyers au nord de la forêt équatoriale.Quand et comment la diffusion s’est-elle opérée? Les outils utilisés par des populations de l’âge de la pierre récent, notamment en Angola (Galangue) et au Bas-Zaïre, semblent indiquer une certaine connaissance de l’agriculture, mais on n’a pas trouvé de traces d’élevage pour cette époque. Ces populations ont-elles expérimenté au sud de la forêt des céréales connues au nord?Les linguistes apportent des éléments de réponse au problème posé par les débuts de l’agriculture. Ils s’accordent aujourd’hui à distinguer un noyau «proto-bantou» aux confins du Nigeria et du Cameroun, et des noyaux secondaires au sud et au sud-est de la forêt humide. La linguistique permet de reconstituer certains éléments de la culture matérielle des «Proto-Bantous» au sud de la forêt. Ils connaissaient les pirogues, la pêche, disposaient de petit bétail, connaissaient les défrichements, les jardins et les champs, peut-être le millet, mais il est douteux qu’ils aient connu le fer.En conclusion, des dates approximatives peuvent être avancées pour la diffusion de l’agriculture en Afrique centrale: au plus tôt vers le IIe millénaire avant J.-C., au plus tard au début de notre ère. La dispersion géographique des langues bantoues peut avoir été accélérée par la découverte du fer. Dès lors, dans plusieurs régions, l’agriculture fut en passe de devenir une activité prédominante. L’introduction de variétés asiatiques accéléra cette tendance. C’est probablement au cours de la deuxième moitié du premier millénaire de notre ère que l’Afrique centrale adopta des plantes venues d’Asie, la banane, la canne à sucre, le taro (Colocasia ) et un dopant, le chanvre (Cannabis sativa ).Histoire politique et socialeVers les XIe-XVe siècles, ces nouvelles conditions de production dessinent le contexte matériel de la croissance de la population. Par glissements, davantage que par migrations, des individus, de petits groupes, des villages, ont progressivement occupé et colonisé les secteurs écologiques les plus favorables à une exploitation diversifiée. Les mosaïques de savane-forêt, les abords des cours d’eau sont des endroits privilégiés où se sont établies les premières zones de peuplement dense.Les sociétés de la savane paraissent alors entrer dans une nouvelle époque de leur histoire. Les sites archéologiques montrent que les outils deviennent plus nombreux, que les techniques métallurgiques (du fer, du cuivre) se perfectionnent, tandis que les indices se multiplient de l’élargissement des aires commerciales. Une région naturelle au sud du Zaïre, la dépression de l’Upemba, a livré des témoignages nombreux de ce tournant historique. Cette région, le berceau de la société luba, témoigne d’une occupation ininterrompue depuis le VIIIe siècle. Plusieurs traditions s’y sont succédé, sans solution de continuité – et surtout la culture kisalienne, qui s’épanouit au XIe siècle, et la culture kalambienne, à partir de la fin du XIVe siècle. La culture luba se rattache directement à ces ancêtres prestigieux, ainsi que le montrent ses céramiques, objets agricoles, rites funéraires, etc. Dès les couches les plus anciennes; les objets de cuivre sont nombreux: le métal provient du Copperbelt, à quelques centaines de kilomètres au sud. Les principaux sites archéologiques du sud du Zaïre et de la Zambie ont livré des croisettes et des lingots de cuivre, remontant au VIIe siècle. Ils apparaissent comme un des premiers signes monétaires de la région. Dans l’Upemba, comme à Ingombe Ilede (Zambie méridionale), de riches cimetières livrent également des cauris, indices de relations au moins indirectes avec l’océan Indien.La poterie ancienne de Kingabwa (Kinshasa) remonte sans doute moins loin dans le temps, mais elle indique l’existence, avant le XVIIe siècle, de courants commerciaux entre le Kongo et la région du Bas-Kasai, le Pool Malebo (Stanley Pool) servant de carrefour aux échanges.La civilisation de ce deuxième âge du fer correspond aux débuts de la formation des seigneuries et royaumes. Les insignes caractéristiques du pouvoir sont là pour nous le rappeler: grandes haches, cloches de roi, couteaux de jet. Certains de ces objets semblent être répandus dans la savane à partir de prototype conçus par les métallurgistes de la forêt humide.À ce moment, d’autres sources documentaires deviennent disponibles, et en particulier les traditions orales. Ni interprétations littérales du passé, ni purs mythes ou récits cosmologiques, ni stéréotypes purs: les traditions sont des documents vivants. Elles réinterprètent sans cesse le passé à la lumière du présent, et témoignent aussi bien de la longue durée des civilisations de la savane que d’événements plus proches (souvent rapportés sans souci de chronologie). Au total, les traditions sont une connaissance historique en mouvement, à la fois métaphorique, mythique et historique. Elles sont irremplaçables, car elles constituent le seul discours que les sociétés africaines aient tenu sur leur passé.Les traditions ont commencé à être consignées par écrit dès le XVIIe siècle dans les régions fréquentées par des missionnaires (Kongo, périphérie de l’Angola). La plupart sont connues par des enquêtes menées par des fonctionnaires coloniaux, des missionnaires, ou plus récemment par des historiens. Les traditions historiques permettent généralement de distinguer deux âges, séparés par une période intermédiaire. L’âge le plus ancien, celui des origines, évoque l’histoire des premières associations de personnages politiques. Seule une chronologie relative est possible pour cette période qui a pu s’étendre sur de nombreuses générations.Les traditions traitent de manière détaillée l’âge, plus récent, des deux ou trois derniers siècles, celui des rois guerriers. L’essor de l’économie de traite s’accompagne en effet de la militarisation des sociétés de la savane. Entre cet âge moderne et la période des origines, on dispose généralement de peu de détails. Quelques points de repère provenant de la documentation écrite des XVIIe et XVIIIe siècles servent de canevas à la chronologie des royaumes de la savane.Les sociétés de la forêt équatoriale, à faible densité et marquées par un certain égalitarisme entre notables, n’ont généralement pas connu d’État, encore qu’elles aient fortement influencé le développement de sociétés étatiques en lisière de la forêt. Au sud-ouest de la forêt, les royaumes semblent s’être développés à partir de l’expansion du pouvoir de certains chefs terriens, associés à des esprits de la nature, liés à des sites. C’est le cas du royaume Bolia, dans la région du lac Mai Ndombe, en région forestière. Un seigneur des esprits, résidant à proximité du lac, est à l’origine de la royauté. Dans certains cas, des circonstances favorables ont pu aider des chefs rituels à acquérir un pouvoir politique. Le royaume Tio semble ainsi avoir dû sa grandeur au contrôle exercé par des chefs sur le commerce du Pool. Le royaume Kongo est le mieux connu grâce à l’abondance de documents écrits, grâce aussi à la splendeur d’un royaume fortement centralisé. À l’arrivée de Diogo Cão dans l’estuaire du Zaïre, le Kongo regroupait plusieurs principautés territoriales, au nord et au sud du cours inférieur du fleuve. À ce moment (1483), le roi, Nzinga Nkuwu, aurait été le «petit-fils» du fondateur. Les relations commerciales nouées par les Portugais avec l’aristocratie kongo renforcèrent la domination exercée sur les agriculteurs: ceux-ci se soulevèrent en 1568, et la monarchie ne fut sauvée que par les armes portugaises. C’est à partir de cette époque que la Couronne portugaise installa une colonie dans le royaume voisin de Ndongo, dont elle chassa le souverain (ngola ). En 1665, le gouverneur de l’Angola portugaise réussit à défaire dans une bataille rangée l’aristocratie kongo, alliée aux marchands d’esclaves de São Tomé. Cette date sonna le glas du pouvoir royal dans le principal État africain de la région.Également au sud-ouest de la forêt, le royaume Kuba s’est développé en relations étroites avec la savane aussi bien qu’avec la forêt, au sud de la rivière Sankuru. Un âge des chefs correspond à un premier amalgame d’influences provenant de la forêt humide (c’est le fonds archaïque, sud-mongo, de l’histoire luba) et de données de la savane (kete). À partir du XVIIe siècle, un royaume prend forme, avec une capitale (nsheng ) et une hiérarchie politique. Cette nouvelle étape est marquée par l’influence d’éléments provenant de l’ouest, et jusque de la région kongo. La culture kuba a frappé tous les observateurs par la richesse de ses rituels et de sa civilisation matérielle.Ce sont des cultures politiques différentes qui se détachent dans la partie méridionale de la savane. L’histoire des États confirme cette particularité que l’archéologie et la linguistique ont laissé pressentir. La région luba du Shaba (ou Katanga) est l’une des plus créatrices de la savane, comme le montrent sa littérature épique, ses arts plastiques... Elle est aussi à l’origine d’un des pouvoirs les plus prestigieux d’Afrique, reconnu jusqu’en Malawi (royaume Phiri). La tradition interprète les origines de l’État luba comme un triomphe de la civilisation: un chasseur étranger apporte une conception plus raffinée de la monarchie, le chasseur Kalala Ilunga réussit à détrôner le roi barbare, Nkongolo. Le pouvoir qu’il institue, celui du bulopwe , évoque la force, la dignité, la puissance contre les sorciers. En même temps, il est empreint de violence: au XIXe siècle, on fuit la cruauté des principaux Balopwe, ceux qui ont établi un empire éphémère dans le Lomami.Les origines du pouvoir lunda évoquent aussi un chasseur étranger. La princesse Ruwej est chef des Lunda quand elle rencontre le chasseur luba Tshibind Irung. Celui-ci reçoit de son amie le bracelet, insigne du pouvoir. Le titre impérial, mwant yav , se rattache à l’union entre le chasseur et une femme lunda, Ruwej étant la mère adoptive, et surtout la source du pouvoir royal. La mère biologique du premier mwant yav tout comme Ruwej furent perpétuées à la cour par deux titres féminins: chez les Luba aussi, deux femmes sont vouées, l’une au génie masculin, et l’autre au génie féminin du pouvoir.Pour certains, la tradition d’origine des pouvoirs kuba, luba et lunda renvoie en dernière instance à un même héritage idéologique et témoigne d’«une même civilisation qui fit tache d’huile au sud de la grande forêt». Contentons-nous ici de noter que, dans le contexte des XVIIIe et XIXe siècles, le pouvoir du mwant yav partage certaines des ambiguïtés que nous avons relevées dans le bulopwe. Le pouvoir lunda, c’est l’image d’un ordre, d’une paix, d’un sage compromis entre systèmes de descendance, mais c’est aussi un pouvoir dont la violence fascine: le large couteau de fer, affilé sur deux tranches, est au cœur de la symbolique des aristocraties lundas. On la retrouve partout où s’établirent des États lundas, entre le Kwango à l’ouest, et le Luapula à l’est.L’histoire des royaumes Luba et Lunda est animée par une dynamique, celle de cours qui cherchent à élargir le champ de l’économie tributaire, par exemple, en reconquérant des «dissidents» (ou prétendus tels). Cette dynamique joue aussi au niveau local, par la destructuration/restructuration des communautés locales, et par leur insertion dans un système qui doit reproduire l’État dominant. L’agent de ce mouvement peut être le chef de terre prestigieux qui cherche à s’intégrer dans la hiérarchie politique dominante, ou encore le seigneur qui «cherche une terre», c’est-à-dire qui cherche à établir une relation, à la fois avec un chef de terre et avec un pouvoir politique supérieur. Dans le monde lunda, cette relation est celle qui unit un chilol avec un haut personnage représenté à la capitale (mussumba ). La relation avec l’État aboutit à dissoudre et à recombiner certains aspects des communautés locales, mais celles-ci sont restées un point d’appui dans une structure d’exploitation.Dans la société des savanes, les solidarités vécues se sont définies dans une relation dialectique entre l’appartenance à une communauté primitive, à une culture et à une histoire politique. Un individu se situait par rapport à un clan, et cette appartenance dépassait les frontières ethniques; il se définissait par rapport à une ethnie, c’est-à-dire à certaines particularités culturelles (organisation sociale et politique, langue, etc.). Les unités «tribales» en revanche sont d’origine récente.Économie, pouvoirs, divisions socialesLes traditions orales sous-entendent les fondements économiques du pouvoir politique, et il est clair que l’explication économique doit être maniée avec précaution dans un contexte historique où interviennent de multiples facteurs de civilisation: prestige des utopies politiques, facteurs rituels, problèmes posés aux relations entre hommes et femmes par les règles de descendance, et même évolution des mentalités collectives. Il est cependant possible d’éclairer les conditions matérielles qui ont permis à l’État d’organiser l’exploitation du travail, et généralement de disposer d’un surplus. Il convient d’envisager d’une part le développement des forces productives, d’autre part le tribut prélevé sur les échanges.Au premier plan, nous trouvons le contrôle des capacités de reproduction biologique et de production agricole par la communauté locale. Celle-ci doit fournir à la cour des clients, des otages, des esclaves, etc. Elle doit aussi fournir un surplus de vivres. Un élément important a favorisé la production d’un surplus agricole: il s’agit de l’introduction dans l’agriculture d’Afrique centrale de variétés américaines, cultivables en savane et, pour certaines, en forêt humide. Surtout à partir des XVIIe-XVIIIe siècles le manioc, le maïs, la patate douce, les haricots, de nouvelles variétés de piment (Capsicum frutescens , pili-pili ), le tabac se répandent dans la région, et d’abord le long des anciennes voies de communication. Le complexe américain offrit la possibilité de constituer des surplus beaucoup plus élevés. Les facteurs politiques paraissent avoir joué un rôle moteur dans cette évolution, en particulier le développement de capitales où une partie de la population ne se livrait pas à l’agriculture. La multiplication des fonctions politiques et la diversification de l’agriculture évoluent simultanément sans qu’il soit possible de déterminer quel est le phénomène premier. L’État en fait représente l’appropriation régulière du surplus produit par une économie agraire en expansion. Lui-même n’intervient qu’exceptionnellement dans la production, à certains point chauds (par exemple, plantations de manioc des chefs lundas), et il se contente pour l’essentiel de prélever un tribut sur les communautés locales.Ces transformations de la structure de la production et du pouvoir ont contribué à creuser des contrastes entre densités démographiques. Certaines régions ont capitalisé des excédents de population soit par accroissement naturel, soit par le recours aux «esclaves», rejetés par leurs clans d’origine, capturés ou encore achetés, et qui sont ensuite assimilés par les familles élargies de leurs patrons.Il est impossible de préciser la part des échanges dans l’accumulation d’esclaves, mais il est certain que la période de développement des institutions politiques s’est inscrite dans une croissance de l’économie commerciale. Celle-ci, on l’a vu, est peut-être aussi ancienne que les premières seigneuries de l’âge du fer. Avec l’essor de l’économie atlantique et surtout depuis l’installation de comptoirs portugais au Kongo, puis sur la côte d’Angola (Luanda, Benguela), et dans la vallée du Bas-Kwanza (Massangano, Dondo, etc.), les échanges se sont accrus et ramifiés à l’intérieur du continent. Les aristocraties étaient à même d’imposer un tribut fiscal sur les transactions, ou encore d’imposer leur monopole. Cela s’est surtout vérifié lorsque l’économie de traite fut dominée par le cycle des esclaves et lorsque la Couronne portugaise limita la pénétration des marchands luso-africains à l’intérieur du continent (XVIIe siècle-milieu du XVIIIe siècle). À proximité de l’Angola, mais en dehors de son atteinte, les États du système lunda, Cassange au premier plan, se militarisèrent pour fournir des esclaves aux grands marchés du réseau de la traite. Nul doute qu’il s’agit là d’un facteur essentiel du règne de la violence dans les États de la savane des XVIIIe et XIXe siècles.À partir du XVIIIe siècle, cependant, de nouveaux produits diversifièrent l’économie de traite, et d’abord la cire. Au XIXe siècle, il faut y ajouter l’ivoire, le café robusta, plus tard, le caoutchouc des herbes, etc. L’organisation de la traite change en même temps que les grands produits se diversifient. La zone commerciale luso-africaine commença à s’étendre dans la région de la savane, bien au-delà des limites politiques de l’Angola, et grâce notamment aux traitants ovimbundu, tandis que l’ancienne zone commerciale centrée sur le pays kongo et sur le fleuve s’étendait dans la forêt, le long des cours d’eau: c’est l’époque du «grand commerce du fleuve», défini par Sautter. À la fin de la période précoloniale, la sphère luso-africaine et les réseaux axés sur le fleuve avaient englobé les anciens réseaux tributaires, et ils avaient unifié les espaces économiques de l’Afrique centrale. Dans de nombreuses régions, la pénétration de l’économie de traite avait commencé à transformer les rapports sociaux.L’essor économique de l’Afrique centrale de l’Ouest a été étroitement solidaire du développement social et politique. Celui-ci alla de pair avec une diversification de l’agriculture africaine et un accroissement de ses rendements. Les aristocraties politiques cherchèrent cependant à mobiliser un surplus croissant par le contrôle des échanges. Le caractère esclavagiste de l’économie de traite a abouti à développer une économie de pillage.D’autres facteurs expliquent les limites rencontrées par l’expansion économique de la région: ils sont d’ordre social et technique. Au cours du dernier millénaire, rien ne vint alléger l’immense travail de cultivateurs (souvent des femmes) armés de houes et de bâtons fouisseurs. Jamais les capitales politiques ne se séparèrent du pouvoir des aristocraties et des cours: les villes «meurent» à la fin d’un règne, jamais elles ne prennent la place de la communauté locale comme principal facteur économique.Le triomphe de l’État ne fut cependant pas universel. La résistance que lui opposèrent les communautés locales a pris plusieurs formes: soulèvement (c’est le cas des «Jaga» du Kongo du XVIe siècle), fuite loin du pouvoir des chefs (mouvement favorisé par le regain de l’économie de cueillette dans le cadre des échanges, aux XVIII et XIXe siècles), triomphe de versions sociales décentralisées, plus égalitaires, non étatiques. En Afrique centrale de l’Ouest, jamais les hommes du roi ne parvinrent à éliminer les hommes du clan.4. L’Afrique de l’Ouest non islamiséeLes formations sociales non islamisées de l’Afrique de l’Ouest ont connu à l’époque précoloniale un développement historique original. Dans le domaine économique, elles ont fait preuve d’un dynamisme remarquable. Sur le plan de l’organisation sociale, la stratification de la société et le niveau de structuration politique sont semblables à ceux des États islamisés du Nord au Moyen Âge. Les formes d’expression culturelle, héritées de ces sociétés, font de cette zone un des hauts lieux de l’histoire de la culture africaine et universelle.Le critère religieux en tant que tel n’est pas pertinent dans la caractérisation des phénomènes historiques. Les particularités d’une formation sociale, à une époque donnée, résultent de l’interaction dialectique d’un ensemble de facteurs dont les forces productives et les rapports de production sont les éléments déterminants. À ce titre, la distinction, voire l’opposition, qui est généralement faite dans l’historiographie entre une «Afrique de l’Ouest islamisée» et une «Afrique de l’Ouest non islamisée» à l’époque précoloniale relève de l’analyse superficielle propre à la conception idéaliste de l’histoire. Souvent cette conception s’appuie sur des préjugés tendant à attribuer à l’islam un «rôle civilisateur» et à considérer les religions traditionnelles africaines comme des facteurs de stagnation économique et sociale.L’histoire montre au contraire avec évidence que le domaine de l’islam et celui des croyances anciennes ne sont pas séparés géographiquement; ils s’interpénètrent à travers toute la région ouest-africaine. Mais aussi et surtout, l’un et l’autre ont été le théâtre de processus sociaux qui témoignent d’un dynamisme remarquable.Comme toutes les sociétés humaines, les sociétés non islamisées ont été soumises à la loi du développement inégal. Elles présentent dans leur forme et leur contenu particuliers une grande diversité. La documentation dont nous disposons à leur sujet est très fragmentaire. Contrairement à la zone islamisée, les premières sources écrites ne datent que des XVe et XVIe siècles, période de l’expansion coloniale portugaise. Les époques antérieures ne commencent à être connues que grâce à la tradition orale et à l’archéologie. Cependant, à ce jour il n’existe à notre connaissance aucun travail de synthèse sur l’histoire précoloniale de ces sociétés.Le développement historique des formations sociales non islamisées à l’ère précoloniale peut se définir à travers les caractéristiques fondamentales de leurs structures économiques, les types d’organisation sociale et leur spécificité culturelle.Histoire économiqueL’étude de ces formations sociales montre deux types d’évolution qui correspondent respectivement à deux phases successives du progrès économique. La première est une phase d’économie de subsistance au cours de laquelle la chasse, la pêche et la cueillette constituaient la base de l’activité économique. Certaines populations se consacraient à l’un ou l’autre de ces secteurs exclusivement. D’autres y adjoignaient une agriculture d’appoint. La deuxième phase est marquée par la prépondérance de l’agriculture dans toute la zone, accompagnée de l’essor de l’industrie domestique et des échanges, et de l’apparition de la monnaie.Les structures économiques de cette zone à l’époque précapitaliste témoignent d’un niveau élevé d’élaboration. Les groupes de chasseurs de la forêt et les pêcheurs du littoral avaient mis au point des techniques qui leur permettaient de tirer le meilleur profit possible d’un environnement particulièrement hostile. Le système de mise en valeur des terroirs agricoles est encore plus remarquable. Sur le littoral, de la Casamance à la haute Guinée, les paysans avaient acquis la maîtrise des techniques de désalinisation et de drainage des terres de mangrove. Sur ces espaces assainis, conquis sur la mer et sur les marécages, s’était développée une agriculture dont la riziculture inondée, les tubercules, la banane douce, la banane plantain et les légumes constituaient la base. Le haut rendement de ces productions permit le dégagement d’un surplus dont une part était destinée aux échanges avec le Sahel.Il est probable que la conquête des pays de la Casamance et de la Gambie par l’Empire mandingue, au XIIIe siècle, correspondait à la nécessité pour ce nouvel État de s’assurer le contrôle du grenier à riz que constituait alors cette zone côtière de l’Ouest. La production agricole des Bambara avait été un des piliers de la puissance des Empires du Mali et du Songhaï. Sur les falaises arides de Bandiagara, les Dogon avaient pu maintenir et étendre une agriculture en terrasses dont on peut encore admirer les vestiges.Les premiers explorateurs européens furent frappés par la prospérité de l’industrie domestique et la vitalité des échanges entre les populations côtières avec lesquelles ils entraient en contact.Le tissage était pratiqué presque partout avec intensité. L’extraction et le travail des métaux, la gravure sur bois et ivoire se faisaient suivant des techniques mises au point localement (cire perdue) et dont l’habileté est remarquable. Dans les cités yorubas du golfe de Guinée, chez les Ashanti de la Côte-de-l’Or et de la Côte-d’Ivoire, il existait de véritables confréries d’artisans dont les œuvres témoignent d’une grande capacité technique et d’un génie artistique puissant.Les échanges précoloniaux ont connu dans cette zone une vitalité qui ne le cède en rien à celle des pays du Sahel musulman soumis à l’influence directe du négoce transsaharien.Un réseau de marchés périodiques formait le cadre privilégié des échanges locaux qui étaient englobés dans un courant commercial interrégional assurant la complémentarité entre la production des différents pays. Ainsi le long de la côte, la liaison était maintenue entre le golfe de Guinée et la Sénégambie au nord et le bassin du Congo au sud. Le géographe Pacheco Pereira, relatant l’activité économique des populations du littoral atlantique, insiste sur le rôle de la flotte dans les communications interrégionales. Il signale la présence de pirogues capables de transporter quatre-vingts hommes en plus d’un équipage de vingt rameurs et du fret (ignames, chèvres, moutons, vaches, esclaves).Contrairement à certaines assertions, les sociétés de cette zone n’ont jamais été isolées du reste de la région ouest-africaine. Les peuples de la zone forestière et de la côte ont participé activement au grand négoce transsaharien par l’intermédiaire des sociétés islamisées du Nord. Ils fournissaient à ce système d’échanges transsaharien la noix de kola, l’huile de karité et de palme et le sel marin. Le pays ashanti en particulier constituait une des sources principales de l’or qui transitait par les empires soudanais. En retour, ceux-ci recevaient les tissus, les armes blanches, les chevaux et autres produits du Maghreb et de l’Orient musulman. Les découvertes archéologiques qui ont mis au jour la culture de Nok (800 av. J.-C.-200 apr. J.-C.) et d’Igbo Ukwu dans l’actuel Nigeria montrent l’importance des échanges extérieurs dans ces formations sociales anciennes.Ces activités économiques florissantes permirent, dans certains pays, l’essor d’une civilisation urbaine semblable à celle du Sahel soudanais. Les villes d’Ife, d’Oyo au Bénin et de Bonny dans le delta du Niger, celles de Buna, de Kong, de Bobo-Dioulasso et de Salaga, dans les pays voltaïques, furent des métropoles économiques autant que des centres politiques qui jouèrent un rôle prépondérant dans l’histoire sociale de l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble. Seuls les pays de la haute Guinée restèrent en dehors de ce développement urbain. Là, l’habitat continuait d’être caractérisé par les petites agglomérations (villages et hameaux) dispersées sur le littoral et dans la forêt. Mais presque partout l’évolution économique et surtout le développement prodigieux des échanges firent apparaître un système monétaire fondé ici sur les cauris (Cyprea moneta ), là sur l’or, les barres de fer ou de cuivre, les pièces de cotonnades, etc.Organisation socialeL’organisation sociale de ces peuples à l’ère précoloniale témoigne, à l’instar des structures économiques qui la sous-tendaient, d’une très grande diversité. Grosso modo, deux types de formations sociales coexistaient: les sociétés dites segmentaires et les sociétés de classes.La société segmentaire renvoie à une infinie variété de formes d’organisation sociale dans lesquelles des liens du sang (supposés ou réels) jouent un rôle déterminant. En principe, le droit de propriété privée des moyens de production est inexistant dans ces formations sociales. Les relations entre les individus se caractérisent par une égalité de droit et de fait. La place de l’individu dans la société était fixée d’emblée par la position qu’il occupait dans le lignage. Les aînés et les cadets entretenaient ainsi des rapports de domination qui s’exerçaient au profit des premiers. Mais l’exploitation de l’homme par l’homme était absente de ces rapports. En effet, même les captifs pris à la guerre étaient réinsérés dans la société comme citoyens à part entière. Au niveau politique, les sociétés segmentaires présentaient deux formes: la communauté villageoise autonome et la confédération villageoise. Dans les deux cas, le village demeurait la cellule politique fondamentale. Il fonctionnait suivant des normes démocratiques. L’autorité suprême était confiée à l’assemblée de village, qui délibérait sur toutes les questions liées à la vie de la communauté. Le pouvoir exécutif revenait à un individu désigné par l’assemblée en raison de son âge, de ses pouvoirs magiques ou de sa bravoure exceptionnelle. Presque toujours, la communauté villageoise représentait aussi une cellule culturelle indépendante avec l’usage d’une langue ou d’un dialecte communs, l’observation de rites et d’un culte communs. Tel semble avoir été le mode de fonctionnement des sociétés bambaras avant la formation des royaumes de Ségou et de Kaarta vers la fin du XVIIe siècle, celles des Ibo de l’est du Nigeria actuel, les Tenda de la haute Gambie et les populations du littoral de la haute Guinée et de la Casamance (Papel, Balantes, Diola...), les Akan de la Côte-de-l’Or.Cependant, lorsqu’elles se trouvèrent face à une menace extérieure grave, pouvant mettre en péril leur indépendance, de telles communautés villageoises eurent souvent recours à l’unification politique sous la forme de confédération. Ainsi les villages ibos, en butte aux pressions des royaumes voisins, mirent sur pied un pouvoir central exercé par un grand prêtre. Ce dernier présidait les cérémonies destinées au culte du dieu national, Ibo, et les rites célébrant les semailles et les récoltes. Il avait aussi pour devoir de veiller à la sauvegarde de l’alliance politico-militaire entre les villages qui cependant gardaient leur autonomie. Il en fut probablement de même pour les Diola de la Casamance dont les confédérations intervillageoises sont abusivement appelées «royaumes» par les ethnologues. Souvent, ces confédérations revêtaient un caractère provisoire, leur durée et leur degré de cohésion étant fonction de la nature du péril extérieur.Par l’interaction des conditions matérielles et des rapports sociaux et politiques, les sociétés segmentaires se transformèrent en sociétés de classes. L’embryon d’État qu’était la confédération céda la place à l’État monarchique. Ce processus s’accompagna souvent de la diffusion de mythes des origines ou d’une fiction religieuse dont la fonction était de donner un ciment idéologique à l’unité politique nouvellement réalisée, et en même temps de justifier la domination de la classe dirigeante en ascension. C’est ainsi que se constituèrent les royaumes du Dahomey, les royaumes yorubas (Ife, Oyo, Illorin...), l’empire ashanti, les États bambaras...Dans d’autres circonstances l’apparition de l’État fut précipitée par des envahisseurs étrangers qui se posèrent en protecteurs des peuples vaincus. Ces derniers étaient ensuite associés au pouvoir sur la base d’un contrat d’alliance, faisant d’eux les «chefs de terre», tandis que leurs vainqueurs monopolisaient l’appareil politico-militaire. Tel fut le cas des États mossis et du Bénin.Ces États présentaient une grande variété de structures, mais ils possédaient une certaine unité fondamentale concernant les rapports entre gouvernants et gouvernés. On note partout la dissolution, voire la disparition, des rapports de consanguinité au profit des rapports de domination et d’exploitation. L’exploitation s’exerçait par le moyen du paiement d’un tribut ou de l’aliénation totale de la force de travail de certains groupes sociaux (esclavage), tandis que la domination se matérialisait par les relations de clientèle. Ces États étaient dotés d’un appareil administratif et policier très développé, par le moyen duquel s’opérait l’autoreproduction du système au bénéfice de la classe dirigeante. La personne du roi occupait une position centrale dans les mécanismes par lesquels se manifestait la domination politique de la classe dirigeante. Le concept de «royauté divine», avancé par certains auteurs pour définir ce type de pouvoir monarchique, est erroné. Nulle part le souverain n’est considéré comme un dieu en tant que tel. Même Oduduwa, supposé être l’ancêtre commun des lignages royaux des États yorubas, n’est pas présenté par la légende comme un dieu, mais comme le messager d’Olorun, «Maître des Cieux», qui lui aurait confié la mission de poser la terre sur la surface des eaux océanes, dont l’univers entier aurait été couvert jusqu’alors.Les caractères thaumaturges et charismatiques qui étaient attribués à la personne du roi (et que l’on retrouve dans presque toutes les sociétés anciennes) résultaient non de son origine mais de la propagande idéologique de la classe dirigeante dont l’intérêt était de maintenir à son profit le statu quo social. La fiction selon laquelle le pouvoir de commander était un don du Ciel à une catégorie d’individus s’expliquait par la nécessité pour les tenants du pouvoir de s’assurer l’obéissance de la masse du peuple. Ainsi, selon la légende, Osei Tutu, fondateur de l’État ashanti, aurait reçu sur les genoux un tabouret d’or envoyé du Ciel. Ce tabouret fut, à partir de la fin du XVIIe siècle, à la fois le trône royal et le symbole de l’unité politique ashanti. Mais malgré l’aura mystique qui entourait sa personne, le souverain n’était considéré en dernière instance que comme le chef temporel. Il était le bouc émissaire chargé des malheurs qui frappaient le pays (sécheresses, famines, inondations, défaites militaires, etc.). En conséquence, il pouvait être destitué et même mis à mort. En tant que chef de l’État il n’échappait pas aux intrigues de cour, ni aux complots malgré des règles de succession rigoureuses.Dans ces États le pouvoir temporel était partout séparé du pouvoir spirituel. Les grands prêtres, qui célébraient le culte du dieu national ou celui des ancêtres, détenaient un pouvoir religieux souvent plus redoutable que le pouvoir temporel lui-même. Il en était ainsi au Dahomey et chez les Ashanti.La traite négrière et la conquête coloniale entraînèrent le déclin de ces États qui au début du XXe siècle n’étaient plus des entités politiques indépendantes.Religion et artLes formations sociales non islamisées présentaient des formes d’expression culturelle d’une profonde originalité. C’est improprement que les croyances de ces peuples sont qualifiées d’animistes. Malgré l’absence de «religion révélée», les hommes de cette zone croyaient en l’existence d’un dieu suprême, source de la création du monde visible et invisible. Ce dieu tout-puissant portait différents noms et titulatures suivant les langues. Les Ibo l’appellent Chucku, les Yoruba lui donnaient le titre d’Olorun, «Maître des Cieux». Dans le nord du Ghana et du Nigeria actuels, certaines populations l’identifiaient au Soleil, d’autres à la Lune, d’autres encore au firmament tout entier. Ailleurs, il était appelé le «Juge suprême», le «Maître de la pluie», etc. Toutefois, ce dieu était considéré comme si éloigné qu’il était difficilement accessible même par des prières. Dans leurs actes quotidiens les hommes avaient recours à des intermédiaires plus proches, sortes de dieux secondaires tutélaires. Selon le système de croyance de ces peuples, l’univers était régi par deux principes contradictoires: le principe du bien, incarné par les dieux, et le principe du mal, symbolisé par les démons et les génies. L’importance de la pratique de la magie dans ces sociétés représente la volonté de l’homme de se subordonner les forces naturelles et surnaturelles. La mantique, autre pratique courante, s’efforce de mettre la pensée divine en corrélation avec l’intelligence humaine.En outre, le culte des ancêtres, que pratiquent aussi ces peuples, découle d’une croyance, que l’on retrouve dans toutes les religions, en la nature double de l’homme. L’homme, croit-on, est à la fois un corps périssable et une âme qui survit à ce corps. «À la mort, cette âme va prendre place dans la famille des mânes, âmes désincarnées comme elle, et de là, continuer à s’intéresser aux affaires de ses parents, encore dans cette vie terrestre.»La production artistique a été favorisée par la religion. Cependant, à côté d’un art à fonction religieuse, il existait un art à vocation politique (statues de bronze d’Ife) et à l’usage domestique (tabourets, portes, etc.). En réalité, toutes les activités quotidiennes, religieuses ou profanes, étaient des sources d’inspiration artistique.5. L’Afrique de l’Ouest islamiséeDu cap Vert au lac Tchad, l’Afrique de l’Ouest islamisée, presque entièrement contenue dans la bande sahélo-soudanaise, s’étend sur plus de 4 000 kilomètres. Les effectifs humains y sont faibles: guère plus de 30 millions d’habitants au total.La colonisation, qui a installé ses capitales le long de la côte, a privilégié la partie atlantique, «guinéenne», de l’Afrique de l’Ouest, riche en cultures d’exportation. Par contre, le Sahel, victime de sécheresses périodiques, évoque plutôt les premières approches du désert.Et pourtant, l’Afrique sahélo-soudanaise est une terre riche en histoire: ses aristocraties guerrières à cheval y ont planté de grands empires; dès le IIe siècle de l’Hégire, les marchands et voyageurs arabes venaient y chercher de l’or, de l’ivoire, et aussi des esclaves; des cités célèbres, villes de négoce et de science islamique, y prospéraient, telles Tombouctou, Kano ou Agadès. Partout, les greniers à mil portent témoignage d’une vieille civilisation paysanne.Par la suite, les espoirs d’uranium, de pétrole et de minerais rares ont restitué à cette Afrique la place éminente qui fut longtemps la sienne.La zone sahélo-soudanaiseL’Afrique de l’Ouest islamisée se distingue d’abord par ses caractéristiques bioclimatiques. C’est une zone de steppes et de savanes, une zone aux vastes horizons qui tranche avec la forêt guinéenne humide. Cet espace ouvert a constitué le plus ancien foyer de peuplement en Afrique de l’Ouest, la forêt n’étant, avant l’an 1000 qu’une zone pionnière progressivement pénétrée par de petits groupes de réfugiés ou de prospecteurs.C’est également dans cette bande sahélo-soudanaise, à proximité des grandes masses fluviales ou lacustres (Sénégal, haut et moyen Niger, Komadugu, lac Tchad), que s’est développée l’agriculture ouest-africaine. Ces berceaux agricoles qui remontent au Néolithique (vers 1000 avant J.-C. selon les estimations récentes) commandent l’histoire ultérieure: les groupes humains s’y enracinent, les générations s’y accumulent, les techniques s’y perfectionnent, les caractères communautaires s’y dessinent. Ce n’est sans doute pas un hasard si les grands empires soudanais, anciens ou modernes, ont leur centre de gravité ou leur foyer originel articulé sur ces berceaux agricoles. Cette permanence des centres agraires de l’Afrique soudanaise sert d’assise aux développements sociaux et historiques.Avant même que se mette en place le dispositif islamique, des lieux privilégiés sont donc apparus et, avec eux, différentes aires culturelles qui prennent leurs racines dans la protohistoire. En tenant compte des caractères linguistiques, politiques et culturels, il est possible de distinguer, d’ouest en est, cinq grandes aires historiques: à l’extrême ouest, le groupe wolof –, entre le Sénégal et le Niger, le groupe mandé (qui rassemble notamment les peuples soninké et malinké) –, sur le Niger moyen, le groupe songhay –, entre Niger et Tchad, le groupe hausa –, et enfin, de part et d’autre du lac Tchad, le groupe kanembu-kanuri. Il faudrait y ajouter l’ensemble migrant peul, qui a essaimé, depuis le Futa Toro, son berceau historique du moyen Sénégal, à travers toute l’Afrique soudanaise, constituant au fil des siècles, dans le Futa Djalo, au Masina et en pays hausa, d’importants noyaux de peuplement, points d’émergence de nouvelles hégémonies politiques. Chacun de ces groupes possède son profil culturel propre, qui ne doit rien à l’islam. Citons quelques-uns de ces traits, parmi les plus significatifs: la présence de castes, à l’ouest, dans les aires wolof, mandé et peul; l’absence de noms de clans, à l’est, en pays hausa; l’importance des matrilignages dans la succession dynastique en pays wolof, la prédominance du patrilignage partout ailleurs; la cristallisation du pouvoir politique autour de cités fortifiées (birni ) et l’absence d’empire centralisé en pays hausa; la spécialisation pastorale de la majorité des Fulbe (Peuls).La pénétration des marchands musulmansEn 666, les Arabes, qui progressent depuis l’Égypte en direction de la Tunisie, lancent leur première reconnaissance vers le sud, en l’occurrence les oasis du Kawar, au nord du lac Tchad. Dès lors, les prospections commerciales se multiplient en direction de l’Afrique de l’Ouest. Les marchands musulmans, Arabes ou Berbères, abordent ce qu’ils appellent le bilad al-sudan («le pays des Noirs»). Ce nom de Soudan restera désormais pour désigner cette partie de l’Afrique noire, acculturée par la civilisation islamique, qui ceinture l’Afrique arabe, de l’Atlantique à la mer Rouge. Grâce aux informations rapportées par ces voyageurs, les traités géographiques arabes permettent de dresser un tableau politique du Soudan ancien: des villes, des souverains, des États de dimension variable surgissent au débouché des itinéraires sahariens. Sans la langue arabe, le bilan des connaissances serait beaucoup plus pauvre, voire inexistant. Mais ces sources arabes apportent un regard étranger: elles privilégient les régions connues et acculturées, et négligent les zones réfractaires, simplement désignées sous le nom générique de «pays de Lam-Lam ». Or, pendant longtemps, l’islam n’a guère d’emprise hors des cités et des enceintes royales. Jusqu’aux bouleversements du XIXe et du XXe siècle, les cultes ancestraux resteront largement dominants dans les villages. Dans le Soudan ancien, l’islam est l’apanage de milieux restreints: chefs d’une certaine importance, commerçants, religieux professionnels.L’usage des sources arabes entraîne donc une lecture arabisée et islamisée de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest – une lecture où, probablement, les références islamiques tiennent une place excessive. Cette lecture comporte un autre inconvénient: elle tend à faire apparaître la zone soudanaise comme une simple extension du dar al-islam , une région frontière entièrement dépendante de l’intervention politique, culturelle et économique des pouvoirs maghrébins et procheorientaux. L’histoire soudanaise ainsi décrite s’articule fortement autour des grands axes transsahariens, de la demande économique du monde arabe, des villes-entrepôts sahéliennes et des produits d’exportation. Ce schéma explicatif, aussi unilatéral soit-il, est commode: rappelons-en les moments principaux.Les grands empires soudanaisC’est à partir du VIIIe siècle de notre ère que les nouvelles autorités maghrébines s’intéressent aux pays d’outre-Sahara. Elles savent, de façon confuse, que ces régions recèlent de l’or. Vers 800, le premier grand empire soudanais de l’histoire, le Ghana, est connu dans les textes arabes comme le «pays de l’or». Fécondés par ce commerce au long cours, des cités et des empires se développent: entre 800 et 1600, quatre grandes formations impériales se partagent le domaine soudanais occidental et central. Mieux vaudrait parler de deux pôles impériaux, l’un occidental, l’autre oriental, aux centres de gravité mobiles. À l’ouest, sur les routes de l’or, trois constructions impériales se succèdent dans le temps: le Ghana, empire soninké, détruit par les Sahariens almoravides en 1076, le Mali, Empire malinké (entre 1200 et 1400), et le Songhay, empire fluvial centré sur la boucle du Niger (entre 1400 et 1600).À l’est, une autre tradition politique s’ébauche: le brassage de groupes nomades et sédentaires donne naissance à l’Empire du Kanem, qui migrera et resurgira au Bornu vers le XIVe siècle.Tous ces pouvoirs sont, au moins nominalement, islamisés dès le XIe siècle, mais cette adhésion, le plus souvent volontaire, à la religion musulmane reste un phénomène limité. À partir du XIIIe siècle, certains de ces souverains soudanais effectuent le pèlerinage à La Mecque: ainsi, le pèlerinage du mansa («empereur») Kanku Musa (Kankan Moussa) du Mali, en 1324, est-il célébré par les auteurs arabes, moins pour la ferveur religieuse du souverain que pour son faste et sa prodigalité.Ces hégémonies mouvantes, aux frontières imprécises, ont une fonction commerciale évidente: placées en position de courtiers, elles servent d’intermédiaires privilégiés et intéressés entre les caravanes maghrébines et les régions productrices. Les termes de l’échange sont bien connus: les Maghrébins apportent le sel saharien, des chevaux et divers produits de luxe, les Soudanais offrent en contrepartie de l’or, des esclaves, de l’ivoire, des plumes d’autruche et divers produits rares. Pendant des siècles, le Soudan représente donc un réservoir d’or et d’esclaves pour l’Occident musulman.L’ère des grands empires soudanais, contemporains du Moyen Âge européen, est close en 1591 lorsque le Maroc, désireux de se tailler un domaine saharien, attaque les cités de la boucle du Niger. L’Empire songhay s’effondre. Tombouctou, occupée par les troupes marocaines jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, ne s’en relèvera pas. Le cadre impérial disparaît à l’ouest où il ne resurgira qu’au XIXe siècle. Cependant, à l’est, à travers les avatars successifs du Kanem, puis du Bornu, une remarquable continuité dans la tradition dynastique officielle manifeste la permanence d’un Empire tchadien, en relations plus soutenues avec le Proche-Orient et l’Empire ottoman.Dans le cadre d’un essai de périodisation de l’histoire soudanaise dont nous reprendrons ici les thèmes essentiels, Claude Meillassoux propose une autre interprétation de ces formations impériales, qui permet de remettre en question la vision étroitement économiste et islamo-centrique héritée des sources écrites. Au concept d’État courtier, Claude Meillassoux préfère celui d’État aristocratique et guerrier. Cette première période de l’histoire soudanaise correspondrait selon lui à «la constitution et à la domination d’une classe militaire édifiée sur la guerre de rapine». Ces États n’organisent ni la production ni le commerce. Ils vivent de la guerre et de l’organisation de la guerre. Ils approvisionnent par là les marchés d’esclaves et tirent certains profits du trafic transsaharien. Mais ce n’est pas leur préoccupation essentielle. Cette ouverture au commerce à longue distance n’en comporte pas moins les germes d’une transformation sociale. Parallèlement à la croissance des empires se développe en effet une économie marchande. L’essor urbain est le signe le plus tangible de ce développement. Une classe de commerçants islamisés se constitue: dans certains groupes ethniques, comme les Soninké, les Malinké et les Hausa, des fractions entières se spécialisent. Dès le XIIIe siècle, ces lignages marchands commencent à irriguer toute l’Afrique de l’Ouest de leur activité. Sous leur impulsion, des routes se dessinent entre le Sahel et la forêt: les mines d’or du Bitu notamment, à faible distance du golfe de Guinée (dans l’actuel Ghana), représentent le principal pôle d’attraction.En marge de ces réseaux, certaines familles se consacrent à une activité religieuse, mais, contrairement aux clichés commodes, la pénétration des marchands soudanais musulmans dans des zones entièrement animistes n’entraîne nullement des ralliements massifs à l’islam. Plus significatif est le développement d’une idéologie marchande: le souci du profit et l’attention portée à la production. Un double pouvoir tend à s’instituer: la compétition entre la vieille aristocratie songhay et la bourgeoisie de Tombouctou est ainsi l’un des ressorts de l’histoire songhay et l’une des causes de l’effondrement de l’Empire face aux Marocains.Essor économique et restructuration politiqueCette conjoncture ne cesse pas avec la disparition de Songhay. Loin de correspondre à une période de creux et de recul, le XVIIe et le XVIIIe siècle voient l’élargissement des activités de production et d’échange. De façon plus globale, la crise saharienne et l’essor du commerce européen sur la côte modifient les courants économiques. Par une sorte de mouvement de bascule, l’attraction des centres atlantiques l’emporte désormais sur celle des centres maghrébins, et l’appel de la traite européenne sur celui de la traite saharienne.Sur le plan religieux, l’action particulière des lettrés et savants soudanais, en liaison étroite avec leurs maîtres du Sahara méridional (Maures, Kunta ou Touareg), assure la diffusion de l’enseignement islamique et l’implantation de nouveaux foyers en pays de savane. Des réseaux «maraboutiques» s’organisent qui facilitent un tel essor: le succès d’une confrérie d’origine sufi comme la Qadiriyya illustre un tel processus. Au niveau politique, une multitude d’États successeurs, principautés territoriales plus petites, donc plus homogènes et plus cohérentes, remplacent les grands empires occidentaux. Ces aristocraties locales sont médiocrement islamisées ou, parfois, ouvertement animistes. Parallèlement, les oligarchies marchandes consolident leur autorité dans le cadre de bourgs et de villes autonomes, ou de formations politiques plus consistantes, comme le sera la théocratie (dina ) du Masina au début du XIXe siècle.Une nouvelle génération d’empires soudanaisAutour de 1800, une nouvelle génération d’empires soudanais voit le jour. Plusieurs siècles d’essor de la production et de restructuration politique ont transformé la zone soudano-sahélienne en un riche marché. Cette prospérité, accompagnée sans doute d’une poussée démographique, donne lieu à une redistribution des rôles.La multiplication des liens avec le Proche-Orient a entraîné une diffusion de la culture islamique et des modèles politiques arabes. Certains groupes religieux se saisissent de l’islam comme d’un levier dans la conquête du pouvoir. Le concept de jihad armée domine une entreprise qui vise, d’ouest en est, à renverser les vieilles aristocraties, à légitimer un nouveau type d’État, théocratique, et à justifier de larges opérations de répression – donc de réduction en esclavage – dirigées contre les animistes et les «mauvais» musulmans. Deux pôles principaux s’organisent: à l’ouest, l’Empire d’al-Hajj Uman qui constitue une partie de l’espace jadis unifié par le Mali ancien – à l’est, celui d’Usman dan Fodio qui rassemble sous son autorité les cités-États hausa et tente, en vain, d’intégrer le Bornu. On citera aussi, pour mémoire, l’Empire dyula créé plus tardivement par Samori Touré dans les savanes de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire et du Mali actuels. Le modèle théocratique en est absent, mais le moteur de l’action est identique: la constitution, pour les besoins de la production et du commerce, de grandes réserves d’esclaves. L’acharnement même de la compétition témoigne du dynamisme économique de la zone et de la demande intense de main-d’œuvre qui se manifeste dans toutes les régions de l’Afrique de l’Ouest.La conquête coloniale survient avant que ces empires (sauf celui d’Usman dan Fodio) se soient définitivement stabilisés. Mais il ne fait pas de doute que ces expériences impériales successives ont laissé, à travers tout le Soudan, des traces profondes: le sentiment d’une communauté de destin et de culture, un sens de l’espace sahélo-soudanais, une longue habitude de l’organisation étatique. Les brassages et les bouleversements provoqués par la «révolution islamique» du XIXe siècle, en brisant les particularismes et les structures traditionnelles, ont préparé les populations soudanaises à adhérer à l’islam. L’occupation coloniale fera le reste: face aux pouvoirs européens et chrétiens, le ralliement à l’islam représentera souvent la première forme, élémentaire, de fidélité à l’héritage africain et à l’esprit communautaire, donc de résistance culturelle.
Encyclopédie Universelle. 2012.